Canadair, les dompteurs de feu
Canadair, les dompteurs de feu
4August 2005
publishedby Le Nouvel Obs
Ils viennent de laviation de chasse, de la Patrouille de France, de lAéronavale.Ce sont déjà des vétérans.Ils volent par passion pour un salaire dérisoire.Ils combattent lennemi le plus dangereux du monde, le plus imprévisible, le plus traître, dont ils doivent sapprocher à moins de 30 mètres.Jean-Paul Mari a rencontré ces pilotes hors du commun qui ne parlent jamais du danger et qui, même après un accident, redemandent à voler.
Cest un animal étrange. Une créature vivante avec une tête, une gueule rouge, deux flancs et une queue noire qui se nourrit de végétation et grandit avec le vent. Il naît dune étincelle et prend dabord laspect chaleureux dune cheminée qui fume dans la campagne française. Laissez-le grandir, faire son chemin et il devient monstrueux, crache des flammes de 60 mètres de haut, ronfle dun bruit denfer, obscurcit le ciel et carbonise le monde den bas. Quand il devient incendie de forêt, le feu est une créature du diable. Un tueur.
Ce lundi 1er août, à 10h10 du matin, trois Canadair attaquent depuis laube un feu à Calenzana, près de Calvi en Haute-Corse. Dans le Pélican 36, Ludovic Piasentin, 51 ans, pilote, et Jean-Louis De Benedict, 53 ans, copilote, deux grands professionnels, ont été envoyés de la base de Marignane en renfort. Lincendie de 80 hectares, allumé la veille, jour de grand vent, depuis la route et dans le sens des rafales, a des allures de crime. Lappareil jaune et rouge sécrase sur une colline, dans un maquis épais, au lieu-dit des Hauts de Petra Major à 1,5 kilomètre de Calvi. Il se disloque mais ne brûle pas. 150 mètres plus haut, on retrouvera le gouvernail, apparemment intact. Et à 200 pas de la carcasse, près des villas, les corps des deux pompiers du ciel. Depuis 1963, date de la création de la base de Marignane, ils sont les 28e et 29e pilotes morts en service.
Le feu! Haut dans le ciel, sanglé serré dans son cockpit, le pilote de Canadair sen méfie. Il manie un appareil de 25 tonnes, tracté par deux moteurs de 2400 chevaux, armé de 6,5 tonnes de liquide, un quart de sa charge. Il dessine dabord plusieurs cercles autour du brasier, le «tour du feu», round dobservation avant lattaque. Tout peut être mortel: le vent, sa direction, sa puissance; le relief, vallée encaissée, colline ou montagne plantée de crêtes rocheuses; la présence dune ligne électrique ou dun câble de débardage, quasi invisible sans pylône, corde à piano qui découpe un avion en deux. Tout à lheure, le pilote devra plonger, larguer face au vent et dégager en suivant une trajectoire minutieuse. Quun moteur lâche, que la soute à eau se bloque et il doit être capable de remonter, trop lourd, de guingois et de sen sortir «sur une patte». Un largage: un tiers sur le feu, deux tiers dans la verdure pour la détremper. Jamais sur les pompiers au sol dont certains ont déjà été tués par cette masse liquide de 400 kilos au mètre carré. Lennemi, cest la fumée qui masque le décor, et le vent du relief qui tourne dans tous les sens, les turbulences dun air en fusion, les coups de massue contre lavion, la sensation de foncer en 4X4 sur une piste défoncée, lappareil qui bondit et renâcle comme un cheval fou.
Au sol, sur la base de Marignane, le Canadair a lair pataud dun bateau qui vole, coque plate piquetée de rivets, ancre de marin sous le cockpit pour amarrer lavion amphibie, ailes dodues et fuselage rond, lallure dun pélican qui lui a valu son surnom. En lair, il devient gracieux et léger, virant avec la lenteur dun planeur, impressionnant de maniabilité. De face, quand il attaque, il a le nez busqué et buté, masque agressif qui révèle sa vraie nature de chasseur-bombardier dont le seul ennemi est le feu. En juillet, les incendies ont déjà dévoré 11000 hectares de forêt contre 5200 hectares lannée dernière à la même époque. La terre manque deau, la végétation est beaucoup trop sèche et les feux sont dune extrême violence. Comme lété 2003, annus horribilis, avec 63000 hectares réduits en cendres. En 1949, dans laprès-guerre démuni de moyens, 500 incendies dans les Landes avaient ravagé 140000 hectares et fait 82 morts.
Le round dobservation est terminé, maintenant il faut plonger. Le pilote pousse sur le manche, face au vent, volets sortis à 15 degrés et vitesse stabilisée à 200 km/h. Tout est contre lui: la lenteur imposée, la masse de lavion chargé à son maximum, cette saleté de fumée qui cache les obstacles et le largage à basse altitude, 30 mètres du sol, pour souffler les flammes. Pas plus haut, sous peine de voir leau se vaporiser sans effet sur le feu. Il faut suivre exactement la trajectoire mise au point, descendre progressivement en plaine, au ras du sol sous une ligne haute tension ou comme un bombardier en piqué en montagne , incliner lavion et incurver sa course jusquà mettre une aile dans le feu. Il faut larguer au quart de seconde, au mètre près, puis dégager, remonter, se faire avaler par la fumée, attendre aveugle dans lobscurité trois ou quatre secondes une éternité! , avant de retrouver le bleu den haut.
Une fois, deux fois, dix, vingt fois Un pilote travaille sur un «chantier» jusquà huit heures par jour et 60 largages daffilée. Autant dallers-retours vers le point deau le plus proche, barrage, fleuve ou crique marine, où lhydravion va frôler la surface, avaler 6500 litres en douze secondes et redécoller vers lincendie. Des centaines de check-lists par jour, des milliers derreurs possibles, donc de crash. Parfois «leau est chère» quand la houle atteint 2 mètres avec un mistral qui fait gicler lécume blanche des vagues. Pas question daborder les lames de face sous peine de voir le Canadair rebondir et exploser. Les Pélican travaillent par deux pour garder le rythme dun bombardement toutes les sept minutes mais, sur les gros incendies, les 24 appareils de Marignane tournent en noria. Une ronde infernale, dirigée en lair par un responsable installé dans un avion dobservation, nom de code «Icare», qui joue la tour de contrôle anticollision et organise les vagues dassaut. Si un pilote rate son objectif de 10 mètres, les autres doivent rattraper son erreur. Et le soir, à la base, il sait quil se fera brocarder.
Etre pilote de Canadair, cest être un pilote dexception. La quasi-totalité dentre eux sont danciens pilotes de chasse, de la Patrouille de France, vétérans de larmée de lair et surtout de lAéronavale. Ils sont 80. Moins de 43 ans, plus de 3000 heures de vol, quatre à cinq candidats acceptés sur une centaine par an, le recrutement est implacable. Lélu commence humblement, copilote sur Canadair pour deux à trois ans, puis pilote de bord pendant sept à dix ans sur Tracker, un bimoteur armé de retardant et, enfin, commandant de bord sur Canadair. Ailleurs il serait pilote de ligne, en bel uniforme et grassement payé; ici, il sue dans sa combinaison, respire la graisse brûlée et flirte avec la mort pour un salaire de 2200 euros à lembauche. «On ne fait pas ce métier pour largent», dit Jacques Bonneval, officier de sécurité à Marignane. Grand et élégant, le Versaillais dorigine a 56 ans et la fausse nonchalance dun Anglo-Saxon avant laction. Derrière lui, quinze ans d«armée en temps de paix», dentraînement à la chasse anti-sous-marine à larguer des mines et des bouées acoustiques. En fin de carrière à Saint-Raphaël, il renifle la fumée des feux de lété et rejoint en 1983 le combat aérien des Canadair: «Cela me surprend toujours dêtre payé pour accomplir ce qui était interdit dans larmée.» Voler au ras du relief, attaquer, intercepter le feu et le bombarder
La vie ici a des allures dune base de Spitfire pendant la bataille dAngleterre, en 1940. En attendant lalerte, les pilotes en combinaison orange sommeillent, font des mots croisés ou traînent devant la télévision. Une misérable journée sans feu et ils repartent le soir, renfermés et grognons. «Il y a une passion, une volonté daller au feu. Témoin les coups de gueule si quelquun essaie de piquer le tour de lautre en alerte», sourit Jacques. La volupté du vol, la violence du combat et la mission bienfaitrice du pompier, tout est réuni. Sauf que le prix à payer est, trop souvent, la disparition des copains. Ici, gémir nest pas de mise, on ne parle jamais de soi, du danger. «Perdre quelquun dans la famille de laviation, cela fait partie du contrat dorigine», dit Catherine Le Marchand, médecin de la base.
Peu après son arrivée, André Billot a vu le Canadair de deux copains sécraser devant lui sur une montagne de Corse: «Un virage trop serré en pente, laile droite a accroché un arbre.» Il a 60 ans, une tête de Jurassien, blond, crevassé, solide et une expérience dancien de lAéronavale, de Landivisiau à Djibouti, si dure quil dit avoir voulu arrêter de piloter comme un alcoolo jure de ne plus boire. Lui aussi passe très vite sur les deuils imposés et préfère raconter une mission réussie en Corse et la découverte, vue du cockpit, dune inscription géante sur le sable dune plage, un grand «Merci» dessiné par les gamins du village sauvé des flammes. Après 4500 heures de vol sur Canadair, 9000 largages et 13000 écopages, peu de choses étonnent encore André Billot, mais il écarquille les yeux en parlant dun miraculé: «Un homme qui peut désormais marcher sur leau!»
A 47 ans, cheveux châtains, yeux verts, sportif et agnostique, le ressuscité est pourtant dune grande simplicité. Patrick Calamia, ancien pilote de Mirage F1, vole depuis huit ans sur Tracker. Partenaire du Canadair, le bimoteur se pilote seul et ne touche jamais leau. Dans ses soutes, 3500 litres de retardant, un mélange de phosphate dammonium qui étouffe les flammes, dargile pour coller à la végétation et doxyde de fer rouge pour marquer limpact au sol. Leau est un très mauvais agent extincteur, lajout dun produit moussant triple son action, le retardant est sept fois plus puissant. Ce 19 juillet, Patrick est en Gaar (guet aérien armé), la mission de prédilection du Tracker: voler à 6500 pieds en circuit sur une zone à risques, détecter la première fumée, alerter et larguer une première charge. Lancien pilote de chasse adore voler seul, les sens en éveil, mais nhésite pas à rejoindre lescadrille pour uneattaque sur un incendie sévère.
Ce jour-là, le mistral souffle sur Taradeau, dans le Var, et toute la flotte est en lair. 11 Canadair, 12 Tracker. Patrick pilote le Tracker n° 19. Le «tour du feu» révèle près de 100 hectares en flammes, un vent douest-est qui «cavale fort sur de la pure forêt, du casse-croûte pour le feu» ! Patrick plonge, incurve vers la fumée noircie par un sous-bois très fourni. «Au dégagement, jai vu la cime dun arbre masquée par la fumée. Un pin a explosé, menveloppant dans lobscurité.» Tunnel noir. Il tire sur le manche. «En sortant, face à moi, larbre » A 200 km/h, lavion percute une branche de faîte sous le cockpit, ralentit sous le choc, perd 1 mètre, touche dautres branches, chute! «Je me suis dis: “Il ny a plus rien à faire. Je vais mourir.”» Un choc terrible, un autre, un autre encore. Dans le vacarme épouvantable de tôles déchirées, les bras sur le visage, Patrick attend la mort.
Soudain, plus un bruit. Le silence, la chaleur et le crépitement proche des arbres en feu. Le pilote est resté conscient, son appareil posé sur un tapis de cendres brûlantes. «Où est le feu?» Il a deux heures dautonomie, 1200 litres de kérosène dans les soutes. «Lavion va exploser!» Il se désangle, le siège droit est arraché, un gros trou dans la carlingue, il sort. Instinctivement, il part à droite, vers le bas de la pente: le feu ne descend pas. Il court 150 mètres dans la cendre brûlante et les flammes résiduelles, entend deux explosions le réservoir a explosé , trouve du vert, court encore. Obsédé par lidée de prévenir ses collègues quil est vivant. Reste un chemin forestier à découvert, un hélico Alouette qui le voit, un autre qui vient le récupérer. Quand Didier Poulain, son partenaire dans la noria, aux commandes dun autre Tracker, la vu disparaître dans les flammes, il a serré les dents: «Pour nous, il était mort.» Vingt-cinq minutes plus tard, quand la radio du pilote de lhélico annonce lincroyable, Didier se fait répéter linformation: «Et puis jai hurlé de joie! Jétais comme un fou, mes mains tremblaient, je nai pas pu larguer!» Ces hommes-là sattendent à la mort, pas aux miracles. A lhôpital, le bilan de Patrick Calamia na rien révélé, ou si peu: des hématomes partout, des contusions et un seul point de suture au crâne. Le professionnel attend de revoler et se demande quelle erreur il a commise.
Charles Marchioni ne se pose plus ce genre de questions. Toute sa vie est une suite de petits miracles. Il a 55 ans, trente-deux ans de feux et 19000 heures de vol! Il se dit «travailleur immigré» corse, le seul pilote de Canadair à venir du civil. A 20 ans, il faisait de lépandage agricole, un travail de fou, trois mois sans un jour de repos, la pression financière du contrat, les allers-retours à 2 ou 3 mètres du sol sous les lignes électriques et les premiers combats contre le feu à pousser un Trush de 600 chevaux chargé de 1500 litres deau dans la dentelle de roche de la montagne corse. Ses copains se sont tués, les habitants dun village ont fait une quête pour le «pompier du ciel», une montre Ferrari et un gros chèque «pour les veuves de pilote». En Corse, Charles connaît tout le monde. Il lui est arrivé de larguer en remerciement un étui à cigares dans le jardin de son ami Jacques Dutronc, chanteur installé en Corse et toujours prêt à donner un coup de main aux pompiers.
Le feu, Charles le respire comme un braconnier flaire la bête. Il déteste les pyromanes, les fous, les vrais, pauvres malades qui veulent voir le volcan du feu ou le ballet des Canadair, et les autres, le berger criminel en mal de pâturages pour son troupeau, le chasseur rancunier qui ne supporte pas quon lui interdise une réserve ou le tueur-brûleur à gages du promoteur aussi avide que lincendie quil commandite. Ils sont bien plus dangereux quun barbecue mal éteint, un mégot jeté ou la gerbe détincelles dun train électrique. Un flacon de térébenthine à la main, les incendiaires attendent les jours de fort mistral, réveillent la bête sous les lignes électriques, en plusieurs points, au vent dune belle forêt, à Bonifato. Sur place, les Canadair découvrent un front de plusieurs kilomètres avec des flammes si hautes quelles vaporisent leau larguée. Plus grand-chose à faire hors des bombardements de sécurité pour empêcher la mort des habitants et des pompiers. Charles Marchioni na jamais oublié les appels radios dhommes désespérés, encerclés par les flammes, malgré les Canadair. «On na rien pu faire. Puis les appels se sont tus», dit le pilote, et la voix séteint. Cétait dans le Var, il y a plus de quinze ans.
Les pilotes enragent quand les feux éclatent aux quatre coins de la Provence, quun incendie échappe à leur contrôle parce que toute la flotte est en lair et quil leur manque des appareils. La Sécurité civile relève du domaine du ministère de lIntérieur. «Il nous faut quatre ou cinq Canadair de plus», grince Alain Huet, délégué intersyndical. A 25 millions de dollars lunité? «On na pas le droit dêtre avare sur la sécurité!» Lui se méfie de la nouvelle arme, le Dash-8, une merveille tout électronique multifonction, avion de ligne capable demporter 12 tonnes de retardant, lété, et 64 passagers, lhiver. Mais les pilotes se demandent comment il va vieillir et encaisser les chocs au ras du sol. Dautres font remarquer que des dizaines de Canadair nauraient pas suffi face aux incendies monstrueux de Vidauban, de la Garde-Freinet ou de Vitrolles. «Lavenir passe par la prévention et le Gaar», croit Michel Razaire, commandant de Marignane, partisan des Tracker en vol sur circuit, prêts à la première frappe et, au-dessus, les Dash-8, bombardiers lourds qui peuvent poser une ligne dun kilomètre de retardant au sol, barrage dartillerie pour appuyer la chasse des Canadair, et linfanterie des pompiers au sol. Cest une guerre de religion, voire de génération, inévitable entre les hommes pilotes de Canadair et les tenants de plus de technologie, dun PC opérationnel informatisé où on ne pousserait plus des ronds rouges ou verts comme sur les cartes au QG de Londres à lété 1939.
Lhomme ou la machine vieux débat, déjà en partie réglé par larrivée de cinq jeunes civils de moins de 27 ans à qui on a permis, fait extraordinaire, de jouer les copilotes pour trois ans sur un Canadair. De la compagnie aérienne «la ligne, cest monotone» jusquau feu, le choc a parfois été rude. Le 8 mars 2004, David Tarditi, 26 ans, est en instruction sur hydravion sur le lac de Sainte-Croix. Lautre copilote touche durement, laile droite perd son flotteur et linstructeur décide calmement de rentrer à la base. Sans savoir que les commandes de virage ont lâché sous le choc. Lappareil décolle mais incline sur la droite: «Jai vu linstructeur se crisper. Il a dit: “Il y a un problème.”» Ce sont ses derniers mots. Le froid de leau à 3 degrés réveille David, sanglé sur son siège, dans le noir, par 15 mètres de fond. «Jai vu une lueur au-dessus, je me suis détaché et jai senti, en remontant, la pression de leau diminuer sur mon corps.» Les autres ont disparu; il nage, enfourche un moteur sur laile de lavion disloqué. «Mon avant-bras était à 90°, cassé. Je lai redressé. Jai passé ma main sur le visage, il était en sang.»
Il manque 1,50 mètre daile au Canadair qui sapprête à couler. «Un gilet de sauvetage flottait, jai essayé de louvrir avec les dents. Pas pu.» Le lac est désert, David grelotte. Le salut vient dun homme de 64 ans, un colosse président du club local daviron qui voit laccident, sort un canot à moteur électrique et vient récupérer David en train de mourir dhypothermie. Fractures du bras, du nez, dune côte, du col de péroné et de lastragale, pneumothorax et dix points de suture au visage… David sen sort bien. Il vole toujours. Sur Canadair, avec passion. Sans appréhension? «Un peu, parfois, au moment de grimper la passerelle de lavion. Dans ces cas-là je ne me laisse pas le choix! Jy vais.» Chez les pompiers du ciel, ce gamin est déjà un vétéran.
Jean-Paul Mari